Kel Essouf.
Elle ne voit plus ce néant de dunes anti-personnelles qu'elle a rêvé des millions de fois. Ses pas recouverts les uns après les autres, personne pour les observer. Juste elle.
Elle sait que maintenant il lui faut marcher, avancer, ne pas regarder derrière. Pourtant elle se retourne, encore et elle constate qu'elle ne reconnait pas le chemin parcouru, les dunes ondulent comme des corps allongés, brouillant sa vision des élèments. Alors elle reprend sa marche, pensant à elle, la belle Isabelle, bravant tous les dangers, en des temps bien plus rudes, et elle avance, son corps lourd comme un fardeau de mille ans.
Le sable vient frotter ses joues comme une caresse tant attendue, une caresse unique, que seul le désert pouvait lui apprendre à recevoir, que seul le désert pouvait lui offrir. De ces gestes d'humilité qui n'échappent pas dans la solitude de la nature hostile. De ces gestes qu'on cherche une vie durant, en vain...
Quand elle aperçoit celle qui recueillera ses plaintes, elle s'installe en son flanc, dune rose, châtiment d'un soleil couchant, brillant et glacial à la fois, comme ses tambours d'existence avide, à vide. Elle hurle encore en dedans, parce qu'on ne s'habitue pas à déranger, même le plus gros grain de sable brûlant. Des perles de cailloux jaillissent de ses joues meurtries par le vent, mais elle ne sent rien, elle fait enfin Sa traversée du Désert. La Sienne, comme une caresse.
Choisir son désert, c'est un peu diriger sa vie, s'égarer par volonté, se perdre avec amour, et puis vouloir, faire l'effort de retrouver la trace d'une infime piste, celle qui vient de si loin, celle qui vient du plus profond de soi. Elle marche sur son destin, poussée par le Chergui, ce vent chaud qui souffle du Levant.
Laisser le désert dans le désert, laisser sa samsâra, celle qu'elle achevera, là, au creux d'une dune de solitude. L'effroyable piège se referme, la solitude n'est pas la paix à l'infini, c'est une mine personnelle, qui ne s'apaise qu'au lever du soleil sur la vie.
Et puis quelques mots issus de belles lectures, celle d'une grande femme:
"Elle avait été élevée dans un site funèbre où, au sein de la désolation environnante, flottait l'âme mystérieuse des millénaires abolis. Son enfance s'était écoulée là, dans les ruines grises, parmi les décombres et la poussière d'un passé dont elle ignorait tout. De la grandeur morne de ces lieux, elle avait pris comme une surcharge de fatalisme et de rêve. Étrange, mélancolique, entre toutes les filles de sa race : telle était Yasmina la Bédouine..."
Yasmina de Isabelle EBERHARDT [Nouvelles algériennes (1905)]
à écouter en entier , l'esprit vagabond ...
Petite note : Les Kel-Essouf sont, selon la légende, un peuple d'esprits, agents d'une autre vie. Ils sont invisibles le jour, mais la nuit venue, ils peuvent apparaître aux humains sous les formes les plus variées. La tombée du jour est le moment propice aux exploits des Kel-Essouf.
Kel-Essouf signifie: " Gens des dépressions "