Accorder en genre et en nombre
Parfois des images troublantes viennent bouleverser le quotidien.
Mon grand qui fêtera bientôt le cent soixante quatrième centimètre qui le mettra à ma hauteur (juste avant de me dépasser) avait en charge la surveillance de la voiture.
J'étais à la librairie, récupérer une commande et prendre au vol quelques nouveaux titres, et comme il est encore un peu handicapé avec son pied opéré, je lui ai proposé de servir de ticket horodateur, de garder la voiture et mon sac dont je n'avais pas besoin. Il a dit ok sans problème, comme toujours ...
Un quart d'heure plus tard, en ressortant je vois deux hommes discuter autour de la voiture et je me dis que merde, mon ticket vivant n'a pas suffit, va falloir défendre ma cause et expliquer pourquoi je n'ai pas pris la peine de payer le parking.
J'arrive à leur niveau, l'un d'eux s'éloignait et l'autre faisait un bien gentil sourire à mon gamin. Arrivée à sa hauteur le gars comprend que je suis la maman, et me dit de ne pas le gronder. Alors je regarde dans la voiture et je vois mon grand en train de refermer mon porte monnaie ...
Il ne dit rien, et le gars m'explique, qu'il est en train de faire la manche, mais qu'il n'a rien demandé au petit, que c'est le gamin qui lui a tendu les 2 euros.
Je vois bien qu'il ne raconte pas de salades, qu'il est mal à l'aise dans cette situation, alors je le rassure et je regarde mon grand.
C'est là que parfois des images troublantes viennent bouleverser le quotidien. Il y a deux jours, je l'ai vu serrer les dents pour ne pas pleurer à la clinique, et là, dans ses yeux, j'ai vu un litre de chagrin l'envahir, alors j'ai poliment salué le monsieur en lui promettant de ne pas gronder mon fils, mais bien au contraire, de le féliciter pour lui montrer combien je suis fière de son geste et j'ai démarré.
Au premier feu rouge j'ai tourné la tête et je l'ai regardé essuyer pudiquement ses yeux humides.
-C'est bien ce que tu as fait Valou, je suis fière de toi tu sais.
-Maman, il ne m'avait rien demandé tu sais. Il venait de demander à une grand-mère qui lui a dit non, ça m'a fait mal, alors j'ai cherché les 2 € que tu gardes toujours pour dépanner. Je voulais pas donner plus, et il m'avait rien demandé, il m'avait rien demandé.
-Ça va, ça va, t'inquiète pas, je suis fière de toi, pas du tout en colère, t'inquiète pas.
On a parlé tout le long du trajet de la générosité, de la différence, encore. Et j'ai l'impression, sans trop m'avancer, que les années pénibles qu'ils ont vécu à mes côtés, les ont fait grandir trop vite ...
Nous aussi on a frôlé la rue, nous aussi on a été aidés pour se loger, nous aussi on avait un revenu fixe mais pas assez pour survivre à trois dessus, comme le gars qu'on vient de laisser.
Et voir ce môme de pas encore 12 ans, avoir ce geste, moi ça me brise en deux, je me demande où est son innocence disparue !
Quand j'avais 12 ans, j'ai ouvert aussi le porte monnaie de ma mère, mais pour piquer des sous et aller acheter des clopes.
Quand j'avais 12 ans, je croisais une personne en train de faire la manche, une fois par an à tout casser, et on m'avait gentiment appris à me méfier, qu'il s'agissait de mauvaises personnes ou un truc dans le genre.
Quand j'avais 12 ans, je lisais des histoires d'enfances difficiles pour pleurer mais c'était de la fiction, loin de moi, ou bien caché.
Quand j'avais 12 ans je ne crois pas que je regardais les autres comme Lui, avec toute cette compassion.
Et finalement ma fierté je me demande si ce n'est pas plutôt de l'inquiétude dissimulée pour cette enfance aux raisonnements d'adultes.
Il est quand même rude ce monde qu'on leur offre, pas près de s'adoucir en prime. Alors quand on me dit qu'il faut leur préserver leur enfance, moi je dit oui d'accord, mais je fais comment ? Je leur cache les yeux ? Je leur bouche les oreilles ? Je ferme leurs cœurs ?
Parfois des images troublantes viennent bouleverser le quotidien, et je ne sais pas quoi en faire, alors on repart avec, en les rangeant chacun dans un tiroir de notre cœur, pas forcément le même, et on essaie de changer de sujet ... Et il me parle du dernier livre qu'il a aimé "Coffee" de Edgar Sekloka, et me demande si finalement je l'ai terminé le Emmanuel Carrère ou si je l'ai jeté comme c'était à prévoir ...
Alors ce soir je reprends son livre et je lis la quatrème de couv', ça dit :
"Mon père, avant c'était un numèro de magicien, le coup de la pièce qui sort de l'oreille. Après c'est devenu un numèro de compte. Et maintenant c'est un numèro de téléphone. Je suis un chiffre. Papa et maman sont ma racine carrée. Je suis leur numéro commun. Un, un, un : trois fois le même, je suis comme eux, sans personne."
A l'occasion, je le lirai celui-ci, mais là tout de suite j'ai "Le pont, un effondrement" de Vitaliano Trevisan qui m'attend, alors je ne vais pas le faire attendre (pour une fois qu'un roman parle de moto).
Et puis comme je ne veux pas vous laisser sur une gorge nouée, je vous laisse avec ces deux là, je ne sais pas ce qu'ils se racontent, mais ils m'ont touchée dans leur intimité d'hommes ... qui partaient à la rencontre du nouveau petit bout de famille, couvé par la maman.
Je veux continuer de croire qu'on peut s'accorder en genre et en nombre ...
Et dans ce domaine, La Cherga, c'est pas mal, mélange de groove, jazzy, dub, electro, le tout mixé à la sauce balkanique, c'est tout cool.
Je vous prête le bonsoir les hirondelles.